Les Âmes Suspendues
Trois performances et un embodied talk de Soleil LaunièreShare Article
C’est un temps suspendu que la performance nous propose. En l’espace-temps d’une semaine, l’artiste-performeuse Soleil Launière a présenté trois œuvres dans des espaces sensiblement différents à Montréal. L’esprit et l’âme se rejoignent dans « ATSHAK », nom donné à la série de performances. Originaire de Mashteuiatsh au Lac Saint-Jean, l’artiste les a conçue comme un triptyque qui peut s’approcher séparément mais qui revêt un sens profond lorsque l’on prend le temps d’y tisser des liens. C’est ce que cet article vous propose, car en sa présence, j’ai ressenti trois fois ce lien qui semblait se suspendre entre les temps de performances. Je vous propose ici une lecture sensible de ces expériences du regard et de la perception que sont les rencontres avec l’art de Soleil Launière. La même semaine, elle parlait de son travail lors d’une rencontre portant sur la longue durée en performance. Des extraits de ses paroles sont retranscrits ici.
Pour se rendre à La Centrale Galerie Powerhouse, il faut d’abord traverser la rue, bruyante et toute en mouvement. Dans la vitrine de la galerie, une empreinte rouge tient autant de la relique d’un corps que d’une carapace abandonnée là. On rentre avec le bruit de la rue et le silence nous frappe, l’immobile se loge dans l’espace blanc et dans nos têtes, instantanément.
Un long drapé, fait d’un tissu doré est suspendu au plafond. Au sol, un arbre nous accueille en trois morceaux. Le tronc est relié par des perles rouges qui ruissellent comme des rivières. Un petit tas de terre est déposé là. Une image de la réparation surgit et ne me quitte plus. On sait d’avance qu’on sera là pour un long moment.
L’esprit des Lieux
« Qui habite cet espace là ? Quelles énergies ? L’espace nous raconte, nous livre des messages, si on n’est pas capable de les écouter, alors qu’est-ce qu’on fait là ? Je sentais que cet espace avait besoin d’ancrage. Et en me baladant dans le quartier j’ai vu un arbre coupé à terre, entre les poubelles, dans un espace abandonné. J’ai décidé le ramener, il était simplement là, et on l’avait oublié. Qu’est-ce qui fait qu’on ne remarque plus les choses qui nous entourent ? »
L’art de Soleil réside dans son extraordinaire présence et dans la force de sa transmission. Face à nous, tout son corps témoigne. Certaines écrivent des livres. D’autres manifestent dans la rue. Soleil se tient les mains levées, longtemps et en silence, jusqu’à entrer en résistance. Quatre heures. On sent la durée de son action dans nos propres corps, nous qui restons immobiles à côté d’elle. Alors nous prenons positions. Comme si nos yeux la soutenaient, lui rendaient un hommage invisible.
A un moment elle va s’accrocher au tissu suspendu et pencher vers le sol. Et chuter, brusquement. En silence, à terre, de toute sa ferme volonté, elle transformera sa chute. Pencher pour se lancer hors de soi et finalement retomber sur soi. Je pense que mes larmes ont percées à ce moment donné, dans ce don de soi qu’elle incarnait à ce moment pour nous. Plus tard pendant la performance, quand le temps s’est étiré à tel point qu’on ne sait plus bien où on en est, elle ira nous chercher et distribuer à chacun un peu de terre mouillée.
« La terre venait d’un sac, mais c’est de la terre pareille, elle vient de quelque part. » Cette image lui plait, la fait sourire. Chez Soleil le sacré n’est jamais loin de son rire, profondément ancré. Quand il sort, toute son action résonne. Le rire évacue le silence.
Troisième et dernière performance de la série, celle donnée au MAI (Montréal Art Interculturels) dans le cadre des rencontres entre artistes autochtones et Tibétains. Ce sont une série de courtes performances, extraits de scènes de théâtre et de danse, qui ont lieu sur scène. Soleil Launière n’a qu’un temps court mais elle traverse l’espace dans une lenteur qui nous suspend à chacun de ses gestes. Penchée vers l’avant, elle avance avec peine mais son ralenti nous donne le temps de tout percevoir. Telle une longue traine qui l’entrave, son tissu doré s’est gorgé d’eau et laisse une trace sombre derrière elle. Une trace vivante, qui va s’évaporer. Le temps de sa présence et du silence d’après, le voile laissé à terre comme une ombre reste en travers de la scène. Comme si le silence pouvait marquer le sol comme il imprègne notre esprit à ce moment précis.
« Récemment je réfléchissais à ce qui m’inspire dans mon travail de performeuse et je suis revenue à mon père. Il ne parle pas, ou très peu. Je suis très proche de mon père. Encore aujourd’hui, on peut passer deux heures ensemble sans se parler. Quand j’étais petite, je ne parlais pas. On pensait que j’étais sourde parce que je restais dans ma bulle, longtemps, sans parler. Finalement j’ai passé des tests et on a dit : non, cet enfant entend très bien, elle en fait simplement à sa tête. »
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Les trois performances de Soleil Launière « Atshak » ont eu lieu le 24 avril à La Centrale galerie Powerhouse, le 29 avril à la BAnQ lors du colloque du Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones et le 1er mai au Montréal Art Interculturels (MAI) lors du spectacle « Partage Autochtone et Tibétain » organisé par la Coop Le Milieu. Les paroles sont retranscrites d’après l’Embodied Talk du 3 mai 2019 au département de la danse de l’UQAM, le PRint et le GRIAV.